lundi 25 janvier 2010

LA MARCHANDISATION DE LA TERRE, UNE TRANSFORMATION PAS SI SIMPLE

Le recours au marché foncier a été souvent invoqué pour substituer ou compléter la réforme agraire. Dans de nombreux cas, c’est une proposition valable, ou tout au moins envisageable. Elle est souvent rejetée par les « puristes » de la réforme agraire. Mais ce rejet s’ajoute à un refus idéologique d’étudier le marché. C’est une erreur : le marché a toujours eu des liens étroits avec la réforme, on le verra quelques blogs plus loin. Si on l’interdit, il se manifeste sous des formes illégales qui avantagent les plus puissants. Pour commencer la discussion, on peut tout d’abord s’interroger sur des aspects peu évoqués par beaucoup des partisans du marché. Je choisis en particulier :

• La complexité de la transformation de la terre en marchandise ;
• Les biais qui peuvent se produire sur le marché en faveur d’agents sociaux déterminés.

La bizarre transformation de la terre en marchandise

L’on a vu que Renoux-Zagamé (1985) exposait que Saint Thomas n’était pas certain que l’homme puisse posséder le ‘domaine naturel’ de choses qu’il n’a pas créées et dont il ne peut modifier la nature ; le même auteur évoque Portalis, rédacteur du code civil, qui se demandait, trois siècles plus tard, si l’on pouvait croire que « l’homme puisse devenir propriétaire du sol qui n’est pas son ouvrage, qui doit durer plus que lui, et qui n’est soumis qu’à des lois qu’il n’a point faites ? ». Ces questions ne sont pas seulement théologiques ou philosophiques. Elles ramènent à la complexité de la formation du marché foncier, exposée brillamment par l’économiste hongrois Karl Polanyi en 1944, dans « La grande transformation » :

"Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricable¬ment enlacé avec les institu¬tions de l'homme. La plus étrange de toutes les entreprises de nos ancêtres a peut-être été de l'iso¬ler et d'en former un marché". Pour cela, il a fallu "séparer la terre de l'homme" et "organiser la société de manière à satisfaire les exi¬gences d'un marché de l'immo¬bilier".

Madjarian (1991) écrit de façon comparable : "La plus grande difficulté dans l'histoire de la propriété, et qui expli¬que son triomphe tardif, a été de réussir à penser la terre comme une simple chose indépendante des individus et mobilisable comme tout bien meuble".
De nombreuses situations offrent des exemples concrets de cette difficulté « à penser la terre comme une simple chose indépendante des individus ». Quelques exemples :
Lorsque, jeune agronome, je travaillais dans une vallée au Niger, le territoire agricole de chaque village était redistribué tous les deux ans par un villageois, le sarkin daji, le maître de la brousse, suivant l’évolution des besoins de chaque famille. Il y a bientôt 50 ans de ça, il est probable que le marché y a maintenant fait son œuvre, et que le sarkin daji, s’il existe encore, n’a plus ce rôle.
Le père de l’Economie Agro alimentaire, Louis Malassis, explique dans « La longue marche des paysans français », l’expérience du remembrement dans son village breton : pour lui, la principale difficulté du remembrement était qu’elle obligeait à une nouvelle répartition des terrains. Et les champs existants étaient habités par des souvenirs, associés aux peines des ancêtres et aux gestes des pères et grands-pères décédés. La terre est la base irremplaçable de la vie familiale, et transmettre le bien signifiait transmettre la volonté des anciens. Le remembrement brisait ce lien « inextricable » (Polanyi) entre la famille et la terre.

Les propriétés qui contiennent des tombes de protestants, dans certaines régions de France, illustrent cette difficulté de séparer la terre des institutions humaines pour la vendre sur le marché (voir Dupain, 2000). Lors des guerres de religion, les protestants étaient interdits de sépulture dans les cimetières publics. Les familles enterrèrent leurs morts dans leurs propriétés. Ces cimetières privés sont inaliénables, selon un arrêt de la Cour de Cassation de 1938. Cela limite singulièrement le droit de propriété de l’acquéreur du terrain sur lequel existe l’un d’entre eux. L’accès des tombes aux descendants des défunts doit être libre, et le propriétaire du terrain ne peut s’y opposer. Celui-ci n’est pas toujours au courant de cette situation lorsqu’il achète. Plus ou moins tard, il va apprendre, dans la pratique, que la terre n’est pas une marchandise comme les autres, lorsqu’un descendant des défunts viendra visiter leur tombe.
En Amérique latine, de nombreux textes illustrent la situation particulière de la terre, assimilée par de nombreuses communautés à une divinité tutélaire, sinon à la mère de tous les hommes. Un bon exemple se trouve dans Grunberg (2003), qui a mené une enquête au Guatemala, auprès de différents groupes d’agriculteurs. Pour un agriculteur q’eqchi’ (Maya), « la terre est Madame la Terre, notre mère, et nous sommes ses fils” (c’est la vision d’une terre enlacée avec les institutions humaines de Polanyi), tandis que, pour un agriculteur ladino (métis, producteur commercial) “C’est elle qui nous fait suer pour gagner notre vie” (c’est l’idée d’une terre marchandise).
Dans tous ces exemples, la vente d’un champ n’est pas seulement la vente d’une marchandise. Polanyi mettait donc le doigt sur la complexité du marché foncier, qui reste toujours présente dans beaucoup de situations. Il explique comment le marché foncier est fondé sur l’invention d’une marchandise « fictive », la terre, qui n’est pas le produit du travail de l’homme. Il situe dans cette même catégorie la monnaie et le travail, qu’il joint à la terre dans la catégorie des marchandises « fictives », inventées pour permettre le fonctionnement de ñ’économie capitaliste. Avait-il lu Saint Thomas ou Portalis ?

Une autre question devrait se poser lorsque l’on veut mettre en avant le marché sur la scène agraire en Amérique latine : le marché foncier peut-il réguler efficacement la production agricole ? Ce sera le thème du blog suivant.

Dupain, J-Y. 2000. Cimetières familiaux : incessibles et inaliénables. Dans Etudes foncières (86):5.
Grunberg, G. 2003. “Tierras y territorios indígenas en Guatemala”. Dans Dinámicas agrarias en Guatemala, VI. Ciudad de Guatemala, Facultad Latinoamericana de Ciencias Sociales (FLACSO), Misión de Verificación de las Naciones Unidas (MINUGUA), Dependencia Presidencial de Asistencia Legal y Resolución de Conflictos sobre la Tierra (CONTIERRA).
Madjarian, Grégoire. 1991. L'invention de la propriété. Paris, L'Har¬mat¬tan.
Malassis, L. 2001. La longue marche des paysans français. Paris, Fayard.
Polanyi, Karl, 1983[1944]. La grande transformation. Paris. Gal¬limard.
Renoux-Zagamé, M. F. 1985. Du droit de Dieu au droit de l’homme : sur les origines théologiques du concept moderne de propriété. Revue ‘Droits’ (1) :16-31.

jeudi 10 décembre 2009

LES BULLES ALEXANDRINES ET LA STRUCTURE FONCIÈRE

L’un des évènements les plus instructifs quant à l’importance du long terme dans la question agraire en Amérique latine est la promulgation en 1493 des bulles du pape Alexandre VI. Celui-ci, en tant que représentant de Dieu sur la terre, était légitimé, aux yeux des monarchies européennes, à leur transmettre la propriété foncière (il n’y avait pas unanimité dans le monde catholique sur cette reconnaissance de la propriété par le pape, ou, plus exactement, sur la possibilité que l’homme soit propriétaire de la terre : déjà, Saint Thomas se demandait si l’homme pouvait posséder le ‘domaine naturel’ de choses qu’il n’a pas créées et dont il ne peut modifier la nature ; voir Renoux-Zagamé, 1985). Les bulles attribuèrent aux couronnes d’Espagne et Portugal la propriété des « terres découvertes ou à découvrir », à l’Ouest d’une ligne déterminée. Ces bulles ont été promulguées les 3 et 4 mai 1493, c’est-à-dire très peu de temps après que Christophe Colomb soit revenu de son premier voyage en jetant l’ancre à Lisbonne le 4 mars 1493 : étant données les délais de l’époque pour communiquer de Lisbonne à Rome, le pape a réagi extrêmement rapidement aux découvertes de Colomb, ce qui indique l’urgence ressentie de jeter les bases de la constitution de la propriété foncière dans les terres découvertes par l’amiral génois. Il faut dire aussi que le pape voulait aussi arbitrer sans délai le conflit de souveraineté sur ces territoires entre les couronnes (qui fut finalement réglé par le traité de Tordesillas du 7 juin 1494).

Les bulles ont déterminé une fois pour toutes les conditions de la fabrication de la propriété foncière en Amérique latine (voir une explication très enrichissante de la fabrication de la propriété dans le travail de Joseph Comby, « la gestation de la propriété », disponible sur www.comby-foncier.com, excellent site pour les intéressés par une approche du foncier dégagée des mythes et des modes) : la terre est propriété de l’État (colonial, puis républicain), qui l’attribue aux individus selon ses propres critères.

Les bulles ont ainsi instauré en Amérique latine la fabrication de la propriété par le haut, par l’État propriétaire. Il y avait une autre solution : partir des droits existants, sans donner formellement à l’État un rôle omnipotent. Ce fut par exemple l’option des Anglais dans leurs colonies américaines (rappelons que Manhattan a été acheté, pour quelques monnaies, par les Hollandais –dont les droits fonciers ont été reconnus ensuite par les Anglais- au groupe précolombien qui s’y trouvait). Ils ont, ainsi que le gouvernement des Etats-Unis après l’Indépendance, reconnu les droits fonciers des occupants, formellement tout au moins, même si cette reconnaissance s’exprimait par des paiements moins que symboliques, ou des traités iniques avec les nations indiennes. Et les terres publiques ainsi obtenues ont été rapidement transférées à des propriétaires privées, par différentes lois. Mais dans l’Amérique hispanique ou portugaise, le silence des bulles à ce sujet a abruptement remplacé les droits des peuples sur leur territoire par celui des couronnes, liquidant toute possibilité de la formation de la propriété à partir de la reconnaissance des droits de leurs occupants lors de l’arrivée des Espagnols et Portugais..

Trois conséquences pour la propriété foncière actuelle : concentration, précarité, existence d’une proportion importante de terres publiques

Depuis 1493, la propriété foncière se forme en Amérique latine par le transfert à propriété privée de portions déterminées du domaine public (constitué par les biens de la Couronne, puis de l’État républicain après l’Indépendance), par deux voies :

# l’une correspond aux formes légales spécifiques de chaque période historique (merced coloniale, vente de baldíos (terrains publics) par l’État républicain, réforme agraire, etc…) ;
# l’autre comprend différentes modalités formellement illégales (occupation, invasion, concussion, assassinat, etc.) qui ont été (et le sont encore) généralement régularisées ensuite sous une forme légale ad hoc (depuis la composición coloniale jusqu’aux différents programmes de régularisation foncière mis en œuvre au Venezuela à partir des années 1970).

Les conséquences de cette formation de propriété marquent la question agraire actuelle en Amérique latine :

• L’attribution de titres fonciers par l’État colonial, puis républicain, fut limitée aux groupes très peu nombreux qui avaient accès à l’administration. Les données présentées par Salgado (1996) pour le Honduras indiquent une moyenne annuelle de 14 titres, pour la période 1600-1949. Au Venezuela, cette moyenne est de 13,3 titres entre 1821 et 1958 (Delahaye 2001) ; il n’existe pas de données exhaustives pour l’époque coloniale. Cela explique la concentration de la tenure dans ces deux pays, qui se retrouve dans presque toute l’Amérique latine, avant les réformes agraires mais, parfois, après.

• En général, la formation illégale de propriété est quantitativement plus importante que la formation légale, d’où la précarité qui marque une importante proportion des droits fonciers. Cette précarité facilite le contrôle de la propriété par les acteurs les mieux « branchés » au niveau national ou régional, qui ont accès à l’information et aux recoins des administrations, au détriment des plus humbles.

• D’autre part, la formation de la propriété privée est incomplète : plus de la moitié de la superficie des exploitations agricoles (SEA) au Venezuela appartient à l’Institut de Terres et Développement Agraire (INTI), chargé de la réforme agraire (Delahaye 2003), c’est-à-dire qu’elle reste publique, ce qui cause de nombreuses indéfinitions sur les droits de propriété tout en favorisant une nouvelle fois les agents sociaux qui ont un accès plus facile à l’information et à l’administration et peuvent de ce fait l’occuper plus ou moins légalement.

Les bulles alexandrines ouvrent d’autres pistes pour la réflexion : l’une d’entre elle concerne la transformation de la terre en marchandise, ses modalités et ses conséquences. Ce sera le thème du prochain blog, qui s’appuie sur la lecture d’un économiste perspicace, Karl Polanyi, découvert un peu tardivement par les chercheurs sur le foncier, peut-être du fait de ses propositions qui évitent les chemins battus par les différentes écoles qui prônent ou non la réforme agraire.

Comby, Joseph. 1996. “La gestation de la propriété”. Site www.comby-foncier.com
Delahaye, O. 2003. La privatización de la tierra en Venezuela desde Cristóbal Colón: la titulación (1493-2001). Caracas, Fondo Editorial Tropykos.
Delahaye, O. 2001. Políticas de tierras en Venezuela en el siglo 20. Caracas, Fondo Editorial Tropykos.
Renoux-Zagamé, M. F. 1985. Du droit de Dieu au droit de l’homme : sur les origines théologiques du concept moderne de propriété. Revue ‘Droits’ (1) :16-31.
Salgado, R. 1996. La tenencia de la tierra en Honduras, dans Baumeister et al., El agro hondureño y su futuro. Tegucigalpa, éd. Guaymuras.

mercredi 2 décembre 2009

AMÉRIQUE LATINE : LES RÉFORMES AGRAIRES

Présentation

Ce blog se propose d’échanger expériences et réflexions sur la réforme agraire en Amérique latine. Ingénieur agronome, j’ai participé à différentes réformes agraires, au niveau du terrain, tout d’abord dans le cadre d’une ONG, l’IRAM (Institut de Recherche et d’Application des Méthodes de Développement, www.iram-fr.org), et depuis 1974 comme professeur à la Faculté d’Agronomie de l’Université Centrale du Venezuela, où la direction de thèses m’a maintenu au contact de l’évolution des asentamientos (nom générique des exploitations de réforme agraire en Amérique latine). L’essentiel de mon expérience a correspondu à la réforme chilienne, démocrate chrétienne (1967-70), puis socialiste (1972-73), et à la réforme vénézuélienne (1970-72, et de 1974 à aujourd’hui). La réforme agraire n’est certainement plus un thème aussi porteur qu’il l’a été au cours des années 1960-1970, mais elle reste à l’ordre du jour (par exemple au Brésil, et au Venezuela depuis l’arrivée au pouvoir de Hugo Chávez), et dans l’imaginaire de nombreux militants urbains et paysans : il vaut la peine d’en discuter.

La réflexion théorique peut souvent paraître dépourvue d’utilité concrète. Mais les échecs, ou plutôt des résultats obtenus qui sont bien distants des objectifs du départ, m’ont paru être un tableau assez courant dans les réformes agraires. Je me souviens de la visite au Chili, du temps d’Allende, de David Lehmann, professeur de Cambridge. Il expliquait posément, à un membre de l’équipe de l‘IRAM, que nous étions de gentils et inventifs organisateurs de la participation paysanne, mais que nous devions réfléchir aux tenants et aboutissants de notre action, car nous travaillons sans perspectives générales ; des bricoleurs, en somme. En l’écoutant, je pensais que décidemment les professeurs universitaires se trouvent dans les limbes, et préférais me limiter au travail concret sur le terrain. Ironie du sort ? Et bien, je me retrouve maintenant, et depuis de longues années, à l’Université Centrale du Venezuela, sur des positions proches de celles de David.

Plusieurs thèmes sous-tendent la réflexion proposée. Ils sont le produit des déceptions par rapport aux espérances, au niveau du vécu du terrain. L’un d’entre eux est le produit de l’expérience : il s’agit de choisir une vision à partir des acteurs les plus humbles, paysans et techniciens de terrain. La fin abrupte de la réforme chilienne lors du golpe de Pinochet m’a fait privilégier cette approche : de nombreux responsables et idéologues de la réforme agraire ont demandé l’asile dans des ambassades (certains, dont il faut saluer le courage, sont restés dans leur pays, avec les conséquences que l’on sait) ; ils ont souvent occupé ensuite des postes importants dans des institutions internationales ou des universités européennes ou aux Etats-Unis. Mais les paysans et les techniciens de terrain n’ont pas eu cette possibilité : dans le meilleur des cas ils ont survécu pendant de longues années de privations, quant ils n’ont pas été frappés directement par la répression.

Un autre thème est celui du décalage entre les objectifs des réformes agraires, les espoirs qu’ils soulèvent chez les paysans et l’enthousiasme qui anime les militants qui les appuient, et les résultats qui s’observent de longues années après. Cela nous amène à l’importance du long terme dans la réflexion sur le foncier : les programmes fonctionnent trop généralement dans le court terme des projets successifs, et se situent dans une dimension temporelle qui ne dépasse pas la fin d’un projet en cours, pour les techniciens et administratifs, mais aussi, bien souvent, pour les travailleurs militants des ONG, ou bien l’horizon des suivantes élections législatives ou présidentielles, pour les responsables politiques. Or les conséquences des mesures prises sur le plan agraire ont souvent des effets à moyen ou long terme, insoupçonnés par leurs promoteurs. Ce thème du long terme sera abordé dans le prochain blog.

D’autres thèmes seront évoqués, en fonction de l’actualité (principalement vénézuélienne), et de l’inspiration du moment. J’essayerai de faire alterner réflexion générale et observation critique, tant du passé chilien et vénézuélien que de l’expérience actuelle au Venezuela. Probablement ferai-je grincer quelques dents : merci à ceux qui exposeront leur désaccord.

Tous commentaires, critiques, suggestions sont bienvenus. Je dois m’excuser à l’avance de mon français espagnolisé, dû au fait que je vis en Amérique latine depuis plus de 40 ans.

Olivier Delahaye